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L'Albanie : rongée par la précarité, la corruption et l'inefficacité du système judiciaire

Dans cet ancien pays satellite de l'URSS rares sont ceux qui restent. La principale raison des départs ? La pauvreté et le chômage qui, associés à un climat politique délétère, à la corruption et à l'insécurité ambiante, poussent les habitants à chercher un meilleur avenir dans d'autres pays d'Europe. Aujourd'hui, on estime à 2 millions le nombre d'Albanais à vivre en dehors des frontières, quand le pays compte 3 millions d'habitants. Si nombre d'émigrés se tournent vers l'Italie et la Grèce, une part importante d'entre eux rallie la France : en 2017, L'Albanie était le premier pays d'origine des demandeurs d'asile, avec 7630 demandes répertoriées dans l'Hexagone. Le nombre de demandeurs d'asile albanais en France aurait toutefois chuté de 34% en janvier 2018. Ce phénomène de migration albanaise n'en demeure pas moins surprenant dans la mesure où l'Albanie est répertoriée comme « pays sûr » par le conseil d’administration de l’OFPRA. Seulement, la dureté de la vie quotidienne vient bousculer ce classement.

 

HISTOIRE DE L'ALBANIE

 

La quête de l'indépendance et les guerres mondiales :  Annexée par l'empire Ottoman depuis le XVIe siècle, c'est en 1908 qu'apparaissent les prémices d'un État indépendant. À ce moment, les Albanais, qui souhaitent devenir autonomes, soutiennent les Jeunes-Turcs, mouvement nationaliste révolutionnaire, mais leur requête n'aboutit pas. Il faut attendre 1912 pour voir Ismaël Kemal proclamer l'indépendance du pays. La naissance du nouvel Etat est perturbée par le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Après celle-ci, son territoire est réduit. En 1925 est instauré un régime répressif qui gagne en puissance grâce à la signature du pacte de Tirana avec Mussolini.

 

La dictature d'Enver Hoxha : Dès 1941, la résistance face à l'armée italienne réunit les groupes communistes du pays autour d'un homme : Enver Hoxha. Sa victoire face à la Wehrmacht, qui a envahi l'Albanie en 1944, lui confère le statut de héros national. Il prend la tête de la République populaire, créée à l'initiative du parti communiste, et nationalise l'industrie et le commerce. Les terres sont collectivisées, les opposants aux régimes éliminés. En 1949, le ralliement du pays à l'URSS lui permet de bénéficier d'une aide économique considérable. En 1961, Hoxha tourne le dos aux soviétiques, plongeant son pays dans une autarcie dont les habitants sont les premiers à souffrir. Les années 1970 voient les mesures anti-occidentales se multiplier. La police secrète fait régner la terreur sur le territoire. Il laisse sa place en 1982 à Ramiz Alia, qui tente de maintenir le pays à flot dans un contexte de fin de Guerre Froide.

 

Une démocratie fragile : Après la chute du Mur de Berlin, des manifestions étudiantes et des émeutes poussent Alia à créer un gouvernement de transition, dont le socialiste Fatos Nano prend la tête. Cette nouvelle donne permet la restauration d'une presse indépendante, du multipartisme et des lieux de culte. Dans les années qui suivent, malgré les réformes visant à moderniser le pays et stimuler l'économie, la crise persiste. Les dérives autoritaires du nouveau président, Sali Berisha, rendent instable le système politique albanais ce qui donne naissance à une insurrection en 1997 qui conduit à l'implosion du pouvoir en place. Il faudra l'intervention des forces internationales pour restaurer un régime pérenne en Albanie, même si la vie politique reste en proie aux oppositions des deux principaux partis (socialiste et démocrate). Les gouvernements se succèdent. L'instabilité qui en résulte nuit aux bonnes relations entre l'Albanie et l'Union Européenne, qui conditionne son intégration à la réussite de l'élection présidentielle. C'est à la fin des années 2000 que l'Albanie réussit à se faire une place sur la scène internationale. En 2009, elle rejoint officiellement l'OTAN et dépose dans la foulée sa demande d'adhésion à l'Union Européenne.

 

Depuis, les crises politiques se succèdent. Les élections législatives de 2009 donnent lieu à des émeutes et viennent étouffer la bipolarisation de la vie politique albanaise. Le gouvernement a enclenché un nouveau processus de modernisation du pays visant à favoriser son adhésion à l'UE.

 

LES CAUSES DE L'EXIL

L'un des États les plus pauvres d'Europe : Pays le moins développé de l'Europe, l'Albanie est également l'un des plus pauvres. A la fin de l'an 2000, le revenu annuel par habitant était estimé à 800$ par an. Si l'industrialisation du pays, entérinée sous l'ère communiste, a donné une impulsion économique à l’État, l'introduction de l'économie de marché, dans les années 1990, a conduit à un chômage massif. L'agriculture représente une part importante de l'activité des habitants. Un climat économique qui laisse peu de place aux nouvelles générations créatives et diplômées qui, en s'établissant ailleurs, cherchent aussi à améliorer le niveau de vie de leurs familles ; les transferts d'argent de la diaspora représentent aujourd'hui une part non négligeable de l'économie albanaise. La pauvreté, l'absence de travail et les conditions de vie difficiles poussent de nombreux Albanais à fuir. Entre 2011 et 2017, près de 330 000 Albanais ont quitté le pays, ce qui équivaut à 12% de la population. Dans le pays, le taux de chômage des jeunes frôle les 33%. En l'espace de 25 ans, la moyenne d'âge du pays est passée de 28 à 37 ans, alors que le taux de natalité est le plus élevé d'Europe.

 

La pratique de la vendetta : La vendetta (ou vengeance du sang) se base sur le «Kanun», le code de droit coutumier albanais établit au XVème siècle et réactualisé au XXème. Un rapport de l'OSAR (organisation suisse d'aide aux réfugiés) datant de 2016 explique qu'il s'agit traditionnellement "pour la «famille victime» de venger le sang versé suite à un meurtre et rétablir l’honneur de sa propre famille par l’assassinat d’un membre de la «famille auteure»". Sous Hoxha, cette pratique était devenue moins courante mais le déclin communiste dans les années 1990 a permis son retour. Même s'il semblerait que ces dernières années ces crimes soient moins nombreux, la loi du Talion s'applique encore en Albanie et va jusqu'à viser les enfants. L'association suisse précise qu'en 2014, des organisations non gouvernementales avaient estimé à 1500 le nombre d'hommes qui auraient été contraints de vivre en isolement dans toute l’Albanie en raison de vendettas cette année-là. Malgré l'intensification des efforts du gouvernement pour mettre fin à cette pratique, ceux-ci semblent insuffisants dans un pays où règne la corruption.

 

La corruption du système judiciaire : Par peur des représailles ou du fait de leur propre implication, les magistrats et la police restent bien silencieux face à la pratique de la vendetta comme face à de nombreux crimes. Dans le système judiciaire, les pots-de-vin sont souvent échangés contre des décisions judiciaires favorables. Bien que la Constitution prévoie un pouvoir judiciaire indépendant, dans la pratique, les tribunaux font l'objet de pressions et d'intimidations politiques. La corruption et l'impunité sont également des problèmes endémiques au sein des instances policières. L'Union Européenne a bien conscience de l’ampleur de la corruption, c'est pour cela que l'adhésion de l'Albanie à l'UE dépendra de deux critères : la preuve d'une progression dans lutte contre la criminalité et la corruption alliée à un meilleur fonctionnement de l'appareil judiciaire. Cette demande conduit à une répression dure, sans pour autant parvenir à endiguer le clientélisme.

 

La situation des albanaises, entre traditions et violences : L'étiquette de « pays sûr » ne comprend pas nécessairement les violences faites aux femmes. En mars 2010, la violence conjugale y était toujours considérée comme une affaire relevant de la sphère privée par la police et une femme sur trois était victime de violences de la part de son mari, de son compagnon ou d’autres membres de sa famille (selon Amnesty International). Les réponses du système judiciaires et les mesures de protection sont encore insuffisantes selon de nombreuses associations. Ce qui pèse sur de nombreuses femmes c'est le poids des traditions patriarcales dans lesquelles l'"honneur" fait loi : Un rapport de l'Ofpra datant de 2013 explique que "contraintes de cacher leur grossesse (hors mariage), nombre de jeunes femmes avortent, dans la plus grande discrétion, à l’hôpital ou de façon clandestine. La famille, dont la réputation est entachée, peut tenter d’arranger un mariage avec le père de l’enfant voire même avec un autre homme." Monika Kocaqi, directrice de l’association de défense des droits des femmes Refleksione précise que dans certaines régions rurales, pour une femme victime de viol : "le chef de famille peut décider de ne rien dire et marier de force la jeune femme à son violeur, ou à un autre homme qui l’acceptera, pour rétablir l’honneur". Ce type de cas est surtout vrai dans les zones rurales, dans les grandes villes le poids des traditions est moins fort, la liberté plus grande.

 

La question des minorités : L’Albanie est un pays composite où l'on trouve diverses minorités souvent défavorisées socialement et économiquement. C'est entre autres le cas pour les roms, comme le signale le rapport 2018 d'Amnesty International consacré à l'Albanie même si des mesures ont été prises : "la plupart des Roms ne disposaient pas d’un accès suffisant à l’eau potable et beaucoup restaient exposés à des expulsions forcées". La discrimination touche également les homosexuels, le même rapport signale "que deux ONG ont déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme pour demander que le Code de la famille, qui prive les couples de même sexe des droits liés au concubinage, soit modifié" et qu'une "enquête menée en août a révélé des discriminations généralisées dans le domaine de l’emploi, tant dans le secteur public que dans le secteur privé".

 

L'ARRIVÉE EN EUROPE

 

L'Italie, première destination des émigrés Albanais : L'Italie a longtemps constitué la première destination des Albanais. Ils seraient 1 million à vivre dans ce pays. En 1991, le régime communiste et la crise économique avaient poussé 27 000 d'entre eux à fuir vers d'autres horizons. Une grosse partie des émigrés Albanais s'est également installée en Grèce à la même époque, mais la crise qui a frappé le pays en 2008 en a poussé beaucoup à rejoindre leur pays d'origine.

 

Le durcissement de la politique d'asile en France et en Allemagne : Dès 2015, l'Allemagne, qui est le troisième pays de destination des Albanais après la Grèce et l'Italie, durcit sa politique d'accueil des émigrés en prenant de nouvelles mesures, dont celle de déclarer comme « sûrs » trois Etats des Balkans : le Kosovo, l’Albanie et le Monténégro. 40% des demandeurs d'asiles viennent de ces pays, mais seul 1% parvient à obtenir le statut de réfugié. En faisant voter un ensemble de décisions à l'Assemblée générale des Nations unies, Angela Merkel souhaite pouvoir renvoyer plus rapidement chez eux les migrants déboutés issus de « pays sûrs » pour se consacrer à ceux qui arrivent de zones de conflit. Quand l'Allemagne a mis en place un processus de rapatriement, les Albanais se sont tournés vers la France. Celle-ci a aussi attribué le label « pays sûr » à l'Albanie : ce statut l'autorise à débouter les demandes d'asile des migrants qui en arrivent, mais elle est tenue de traiter tous les dossiers en tant que pays signataire de la Convention de Genève. Aujourd'hui, 75% des demandes d'asiles d'Albanais en Europe sont déposés en France. Entre 2016 et 2017, les chances d'obtenir le statut de réfugié sont passées pour eux de 18% à 10%. Face à ce phénomène, le ministère de l'Intérieur a mis en place plusieurs mesures pour dissuader les Albanais de venir chercher l'asile dans l'Hexagone, et établi un plan d'action en partenariat avec Tirana (capitale albanaise). Parmi ces mesures, le renforcement des contrôles au départ, une mise en avant des conditions des retours, la lutte contre l'émigration des mineurs isolés ou encore une répression plus importante vis-à-vis des réseaux d'immigration.

Le cas des « retours volontaires » : Dans le cadre de cet ensemble de mesures visant à réduire l'émigration albanaise en France, le gouvernement a fait la promotion de la politique de retour, dont ont bénéficié 1500 demandeurs d'asile Albanais en 2017. Pour nombre d'entre eux, venus trouver en France du travail ou un meilleur système de santé, ce retour a le goût amer de l'échec et d'un retour à la case départ, quand ils croyaient à une nouvelle vie ailleurs. La loi prévoit, pour les ressortissants des pays qui ne dépendent pas de l'Union Européenne et ne sont pas soumis aux visas, 300€ par personne, enfant compris, pour un retour volontaire. Les prochains pays concernés par cette politique de retour ? l'Arménie et le Kosovo.

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