Le calvaire des personnes migrantes en Libye

FocusPublié le 3 février 2019
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Chaque année des dizaines de milliers de migrants venus d’Afrique subsaharienne et de Syrie traversent les frontières libyennes. Depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011, le pays n’a pas retrouvé de stabilité et demeure le théâtre de violent conflit entre différentes forces armées. Les personnes migrantes, quant à elles, sont devenues les proies des milices locales. La plupart d’entre elles tentent d’échapper à la misère des camps et aux mauvais traitements en embarquant sur des bateaux de fortune vers l’Europe. Selon l’Organisation Internationale pour les Migrants (OIM), un organisme dépendant des Nations Unies, 690 351 migrants se trouvaient en Libye en avril 2018 auquel il faut ajouté 179 400 déplacés internes. La Libye est à l’heure actuelle le pays principal de destination ou de transit des personnes migrantes qui cherchent à atteindre l’Europe.

De l’indépendance à la chute de Kadhafi

Indépendante depuis 1951, la Libye contrairement à d’autres États africains ne s’est pas défait du pouvoir occidental par une guerre d’indépendance mais par une succession de traités et de résolutions internationales (c’est une résolution de l’ONU en 1949 qui permet à la Libye de se doter d’une constitution en 1951). Désormais indépendant, ce vaste pays du nord de l’Afrique est peuplé d’une multitude de tribus et manque alors d’unité nationale. L’ONU (qui a facilité la mise en place d’une monarchie constitutionnelle) et les puissances occidentales y maintiennent leurs bases militaires. Le royaume libyen, à l’époque l’un des pays les plus pauvres du monde, laisse les compagnies pétrolières étrangères exploiter une grande partie des ressources du pays. Progressivement, la découverte des gisements pétroliers augmente la richesse du pays mais aussi les tensions entre les tribus et envers le régime. En 1969, un groupe de militaires dont fait partie le jeune officier Mouammar Kadhafi renverse le gouvernement et prend le pouvoir.

Pendant quatre décennies, Kadhafi dirige la Libye d’une main de fer, son régime étant caractérisé par une répression brutale de ses opposants. Se présentant comme l’héritier de Nasser, il supporte une ligne politique anti-impérialiste et refuse pendant longtemps de traiter avec les puissances occidentales. Dès les années 1990, le régime libyen commence à sortir de son isolement diplomatique. Le pays ouvre progressivement ses marchés aux entreprises internationales et se rapproche peu à peu de l’Europe. Le pays devient au même moment une terre d’immigration, notamment des travailleurs venant d’Afrique subsaharienne, du Nigeria et du Sénégal. Dans les années 2000, le régime libyen commence à conclure des accords avec les puissances européennes pour limiter le départ des personnes migrantes depuis les côtes libyennes. En 2009, notamment, Berlusconi promit d’investir 5 milliards en Libye en vingt-cinq ans en échange d’un contrôle des navires de migrants en partance vers l’Italie.

Avec la chute du régime de Kadhafi en octobre 2011, la situation des migrants, déjà précaire à l’époque, s’est considérablement détériorée. En effet, depuis l’éclatement de l’État libyen, le pays plongé dans un chaos politique est le théâtre d’affrontements sanglants, ceux d’une lutte de différentes forces politiques, y compris islamistes.

Esclavage et violences sexuelles

Les violations des droits humains en Libye sont de notoriété publique. En 2012 déjà, Amnesty dénonçait des cas d’enlèvements, de tortures et d’exécutions. En l’absence de cadre juridique et humanitaire, les personnes migrantes pour la plupart en provenance de la corne de l’Afrique, d’Afrique de l’Ouest et de la Syrie, se retrouvent dans des camps où ils sont détenus dans des conditions inhumaines. De plus, ils subissent le risque d’être réduit à l’esclavage par des réseaux de trafiquants. En effet, le 11 avril 2017, l’OIM a publié un rapport dénonçant la vente de personnes migrantes pour travail forcé ou exploitation sexuelle. En novembre 2017, des journalistes de CNN ont filmé en caméra cachée la vente d’êtres humains en territoire libyen. Selon les informations rapportées, ce type de « marché aux esclaves » a apparemment lieu tous les 1 à 2 mois. Les personnes vendues comme esclaves sont ensuite utilisées comme mains d’œuvre dans les secteurs de la construction ou de l’agriculture. Par ailleurs, les migrants sont aussi les victimes de violences sexuelles. "Libye, anatomie d'un crime", un documentaire de Cécile Allegra sorti en octobre 2018 met à jour les violences sexuelles subies. Le viol est devenu une arme de guerre pour les milices libyennes.

La situation des migrants en Libye est telle que l’OIM a mis en place un programme de rapatriement vers les pays d’origine des migrants. Néanmoins, bien que l’OIM ait déjà permis à plus de 10 000 personnes de retourner dans leur pays d’origine, cette option n’est pas une solution pour ceux qui fuient les persécutions ou la guerre dans leur propre pays. Ainsi les conditions dramatiques et les mauvais traitements, sont tant de facteurs qui poussent des individus à s’enfuir sur des bateaux vers l’Europe, et ce, au péril de leur vie.

La Libye, nouveau garde-côte de l’Europe

Avec la chute du régime de Kadhafi lors du « printemps arabe » en 2011, l’Europe s’est vu privée du « barrage" libyen qui limitait le flux migratoire passant par la Méditerranée. Il faut rappeler que la cour européenne des droits de l’homme stipule que toute personne qui pose le pied sur les côtes européennes peut exercer son droit fondamental de demander l’asile. Dans le but de freiner l’arrivée des migrants sur son sol, l’Europe a depuis 2017 mis en place un programme de financement pour la Libye qui prévoit notamment le renforcement de ses frontières et le développement de sa police maritime.

Plutôt que d’investir dans des structures d’accueil, les politiques européennes préfèrent faire en sorte que les migrants en Méditerranée soient ramenés sur les côtes libyennes, un territoire où leurs droits ne seront pas respectés. C’est dans cette logique que les zones de contrôle maritimes ont été redéfinies en Méditerranée fin 2018.

Au-delà des eaux territoriales de chaque pays, la Méditerranée est découpée en zones SAR (Search and Rescue). Chacune de ces zones est attribuée à un pays du bassin méditerranéen alors responsable de répondre aux signaux de détresse et appels des navires humanitaires. L’Italie était jusqu’à récemment le pays en charge de la SAR qui se trouve au-delà des eaux territoriales libyennes larges de 19 kilomètres. Depuis l’été 2018, la nouvelle zone maritime sous contrôle des gardes-côtes libyens a été étendue à presque 200 km au-delà des côtes libyennes, reprenant ainsi la main aux italiens.

Cette redéfinition des zones maritimes a été rendue possible avec le soutien de l’Union européenne qui selon Mediapart, en 2017, a aidé la Libye à hauteur de 8 millions d’euros au développement de ses gardes-côtes. Le soutien financier de l’Europe et la nouvelle zone SAR attribuée à la Libye ont permis de faire baisser drastiquement le nombre de personnes migrantes entrées en Europe par la mer méditerranée.

Néanmoins, les gardes-côtes libyens, véritables contrôleurs de frontières pour l’Union européenne, ne répondent pas systématiquement aux appels de détresse et, ignorant les droits de l’homme, n’hésitent pas à emprisonner les rescapés. Le chercheur italien Matteo Villa estime qu’en septembre 2018 sur les 1072 migrants partis en mer depuis la Libye, 713 aurait été interceptés, 125 seraient arrivés en Europe et 234 auraient disparu, un taux record de mortalité de 21%.

Dans son rapport du 12 décembre 2018, Amnesty International accuse les gouvernements européens de soutenir « un système sophistiqué d’abus et d’exploitation des réfugiés et des migrants » et explique de le soutien financier apporté à la Libye rend l’Union européenne « complice de la torture et des abus endurés » par les personnes migrantes en Libye. Amnesty n’est pas le seul organisme à dénoncer l’attitude européenne puisque le 31 janvier 2019, c’est Oxfam et 53 autres ONG qui dénoncent la complicité européenne dans une lettre ouverte adressée au gouvernement.